Tous les dimanches sur France Inter, Arnaud Daguin fait saliver d’anticipation nos papilles de ses chroniques culinaires. Il a longtemps sévi comme chef – étoilé, -, a raccroché son tablier pour enjoindre les grands groupes alimentaires à passer du côté durable et juste de la force.
Depuis quelques mois, il applique ses préceptes à GAG (comme Gras Alcool Gluten), une charmante épicerie fine parisienne qui recèle aussi quelques tables pour se régaler. Nous sommes allés poser notre micro sur l’une de ces tables pour qu’il nous trace les contours d’une cuisine “bonne, propre et juste”.
Arnaud Daguin, c’est quoi « manger bon, propre et juste » ?
Si je décris ainsi l’alimentaire – et ça vient d’une charte de qualité basque, Idoki – c’est que souvent ce qu’on mange n’est ni bon, ni propre – loin de là – et surtout, est extrêmement injuste dans les chaînes de valeur. Notre boulot de cuisinier et de restaurateur, c’est de restaurer. Étymologiquement, ça veut dire, remettre en état… des meubles, des tableaux ou des humains. Pour ça, il faut des produits qui restaurent et non qui abîment.
Oui, mais est-ce que manger « bon, propre et juste », ce n’est pas aussi cher ?
C’est manger sale et injuste qui coûte beaucoup trop cher ! Aujourd’hui, tout notre système alimentaire est réglé pour comprimer les coûts. Tout ce qui est industriel est au service de l’industrie, et non des produits. Ce qui est agricole est au service de l’industrie, et non des produits ni à celui des sols. Il faut tout reprendre du début. C’est avec des sols vivants qu’on fera des produits vivants qui feront des humains vivants. Et ça ne coûte pas plus cher que les merdes d’aujourd’hui. C’est la transition qui sera un peu coûteuse. Vous savez, il y a au moins 5% de paysans qui ont ces pratiques de sol vivant.
« Pour avoir un produit bon, propre et juste, il faut que sa production même soit bonne, propre et juste »
Et ça consiste en quoi, un sol vivant ?
Pour avoir un produit bon, propre et juste, il faut que sa production même soit bonne, propre et juste. Il faut que les méthodes de culture pour faire pousser ces produits ou pour les élever lorsqu’il s’agit d’animaux soient à externalité positive. Ça commence par les sols. Toute notre agriculture repose sur les sols. Il faut des sols vivants sans qu’on ait recours à la chimie du pétrole, à la chimie de synthèse, à la charrue qui est à terme beaucoup plus dangereuse que le glyphosate. Tout ça, on sait le trouver, le dire et le documenter. Le fond du sujet – et la plupart des gens impliqués dans l’alimentaire l’ont compris – est qu’on n’est plus sur le quoi mais sur le comment.
Certes, il y a tout un travail à faire sur les filières, mais si les sols ne suivent pas, je vois mal comment y arriver. Aujourd’hui c’est presque un vœu pieux. Il faut encourager ceux qui font déjà ce boulot et travailler aussi à ce que ça devienne une routine, et à tous les niveaux de la chaîne alimentaire : pas seulement à la production, mais aussi chez les stockeurs, les logisticiens, les transformateurs, les marchands, les distributeurs. Vous savez bien qu’on ne pourra pas nourrir les 80% de la population mondiale qui sont citadins par des circuits courts. C’est complètement con de penser ça. Qu’on puisse le faire pour ceux qui sont très motivés, c’est très bien. Mais imaginer nourrir par le circuit court les 80% de gens qui sont citadins, on ne sait pas le faire. On ne sait même pas le penser.
Et l’agriculture urbaine, elle ne pourrait pas nourrir ces 80 % de citadins ?
L’agriculture urbaine est un oxymore. Agri signifie une chose, urbi une autre. Si l’agriculture devient urbaine, ça veut dire que la ville est partie ailleurs. Si vous voulez faire pousser du blé, surtout sur du sol vivant, vous pouvez déjà décider que Paris n’est plus une ville. Autant c’est intéressant de mettre du vert partout, et n’allez pas penser que je suis contre, c’est très bien, mais compter là-dessus pour nourrir la population des villes, c’est une illusion ! Que ça permette de proposer de l’ultra-frais, du pratique, de l’accessible, c’est très bien. Mais on ne nourrira pas ainsi la totalité de la population ainsi, vous le savez très bien.
« L’agriculture biologique, c’est une vieille dame qui a fait son temps en tant que tel »
Est-ce qu’aujourd’hui, on peut parler d’un mouvement de restaurateurs plus engagés ?
Ça fait 40 ans que je pense et agis ainsi, 20 que j’ai réalisé qu’on est beaucoup à penser comme ça et 10 que je vois arriver des vrais acteurs de l’agricole qui agissent sur la production, l’agronomie. Si on a cette impression, c’est parce que ça devient de plus en plus urgent et que de plus en plus de gens ont peur pour leur petite santé, pour leurs enfants. On pense d’abord à nous. La première réaction a été l’agriculture biologique contre l’agriculture chimique qui avait pris le pas. À cette époque, on commençait à comprendre les effets dévastateurs de cette agriculture chimique. D’aucuns, les anciens surtout, ont appelé à revenir à une agriculture naturelle. C’était la bonne idée.
Mais l’agriculture biologique, c’est une vieille dame qui a fait son temps en tant que telle. On a établi des cahiers des charges de réaction et donc, d’interdiction. On a besoin aujourd’hui de cahiers des charges incitatifs, qui amènent vers une agriculture naturelle, pas par l’interdiction car c’est ingérable, surtout dans la situation de demande où on est. L’agriculture bio, telle qu’elle est aujourd’hui, est incapable de nourrir la France. Attention, je ne pointe pas le principe, mais ses rendements aujourd’hui et le défaut d’agronomie. Il faut aller plus loin que l’agriculture biologique seule et envisager une bio-agro-écologie, c’est-à-dire une agriculture qui soit agro-écologique et qui arrive au bio. Quand on a vraiment compris les tenants de l’agroécologie, on s’aperçoit alors qu’on est en bio, de fait. Et pour ça, on n’est pas passé par des interdictions, mais de l’incitation.
« Restaurer quelqu’un, c’est le remettre en état »
C’est circulaire, alors…
L’alimentaire doit l’être ! La cuisine est une activité circulaire : c’est impensable de jeter ce qu’on jette. Il faut que ça circule plus, que ça se recycle plus. C’était le cas jadis. On ne jetait rien. Saviez-vous qu’à Paris, en 1902, on mangeait un kilo et demi de pain par jour et par personne. On ne mangeait pas ce kilo seulement sous forme de pain. Tout le pain qui n’était pas mangé en pain frais l’était autrement, en farci, en pain perdu, en pudding, en quenelle, parce que c’était un aliment nourrissant. Le pain issu de nos farines modernes, il ne nourrit pas et n’essayez même pas de le transformer.
Et pour finir, à votre avis, Arnaud Daguin, à quoi pourrait ressembler le cuisinier du futur ?
Le cuisinier du futur, c’est le même qu’aujourd’hui. Simplement, il s’y connaît davantage en produits. Il sait davantage de quoi il parle. Il sait que les produits avant d’arriver dans sa poêle auront fait du bien à tout le monde. Il les achète x, il les vend y, et le delta xy lui permet de vivre correctement. Mais ça c’est déjà ce qu’on voudrait voir aujourd’hui ! Le restaurateur de demain, c’est le restaurateur de toujours. Je rappelle que restaurer quelqu’un, c’est le remettre en état. A mon sens, c’est le restaurateur du présent qui n’est pas assez restaurateur. J’espère donc que le restaurateur du futur sera un vrai restaurateur.