Mieux manger
Entre école de restauration accessible à tous, mouvement du Slow Food ou défense d’une agriculture vivante, le cuisinier du futur se dessine. Et on en est sûr, il est engagé.
On n’a jamais autant parlé de cuisine et de chefs cuisiniers – le succès des nombreuses émissions ou séries sur le sujet ne se dément pas -, les ouvrages dédiés à la cuisine ou à la nutrition squattent régulièrement le haut du classement de ventes de livres. On n’a jamais autant parlé de manger moins, mieux et proche. Et si au restaurant, on regarde dans nos assiettes, on s’apercevra que ce vœu pieux est aussi partagé par les cuisiniers et restaurateurs. « Regarde ce que j’ai mis dans ton assiette et tu me diras qui je suis et ce que je pense ». Ce que les cuisiniers et restaurateurs mettent dans nos bouches est bien une proposition, un regard sur la société. Et un regard, semble-til, engagé. A quoi ressemble un cuisinier et restaurateur engagé ? Il a plusieurs visages.
Le cuisinier, un citoyen comme les autres
Thierry Marx est un chef étoilé. Il a gravi depuis des années déjà toutes les marches du monument Gastronomie. Depuis 2011, il fait œuvre de citoyen en travaillant à insérer, à inclure par la cuisine. Et ce n’est certainement pas superflu quand on considère que 50 000 emplois dans la restauration ne seraient pas pourvus. En 2011, donc, avec le soutien de la maire du XVIIIe arrondissement, Frédérique Calandra, Thierry Marx monte une école de cuisine et de restauration gratuite pour jeunes déscolarisés et demandeurs d’emploi, Cuisine Mode d’Emploi. Pendant 12 semaines, les élèves suivent une formation intensive – ni retard ni absence ne sont admis – et en sortent diplômés et surtout, avec un métier. Plus de 90 % d’entre eux trouveraient à l’issue de la formation un emploi. Aujourd’hui, Cuisine Mode d’Emploi se déploie dans six centres en France et aurait formé selon le chef 1500 personnes.
Ou peut-être devrait-on évoquer l’action engagée du chef Alain Ducasse, l’initiative « Femmes en Avenir » qui dispense aux femmes en situation de précarité une formation aux métiers de la restauration. Depuis 2011, Femmes en Avenir instruit une quinzaine de femmes du Val d’Oise (95) qui travaillent en alternance dans un centre de formation et dans les cuisines de grands restaurants parisiens. A la clé, un emploi, soit avec le chef qui les a formées ou a minima une formation diplômante qui leur assurera un emploi. 65 % d’entre elles auraient trouvé un emploi à la sortie.
Chef triplement étoilé au temple de la cuisine du légume
Mais il n’y a pas qu’en France qu’on ne rigole pas avec la cuisine. En Italie, autre fille dévouée de la gastronomie, dans les années 80, Carlo Petrini, un José Bové sans la moustache s’élève contre l’invasion de la fast food à Rome. Et pour cause, un McDo a l’audace d’ouvrir dans le coeur historique de la capitale. Carlo Petrini lance donc un mouvement de gourmets, baptisé Slow Food. Ce collectif défend une alimentation « bonne, propre et juste ». C’est quoi, cuisiner « bon, propre et juste » ? En France, l’un des premiers chantres de cette cuisine – sans qu’il fasse partie du mouvement Slow Food – est sûrement Alain Passard, chef triplement étoilé à la tête de L’Arpège à Paris et considéré comme l’un des meilleurs chefs au monde. Longtemps l’un des meilleurs rôtisseurs de France, Alain Passard a dit en 2000 adieu à veaux, vaches, cochons pour se concentrer sur… le légume, sur le « bon et propre ». Pour le chef, le légume est « un cépage, un grand cru, comme le chardonnay ou le pinot noir », martelait-il en 2014 à l’Express. Mieux, il a confié « sa créativité à la nature qui dicte son geste » et travaille de concert avec des jardiniers – qu’il considère comme le métier de demain – et un ingénieur agronome. Dans la Sarthe, près du Mans, dans l’Eure, mais aussi dans la baie du Mont Saint Michel, la cuisine d’Alain Passard s’alimente des produits frais et sains issus de ses jardins, potagers et vergers cultivés avec soin. Un modèle vertueux.
Histoires de culture
Le « bon et propre », on l’a compris, passe par le circuit court et le respect des saisons. Et ce n’est pas Sophie Cornibert qui nous expliquera le contraire. Cette jeune restauratrice tient avec son associé Hugo Hivernat un véritable incubateur de talents culinaires, Fulgurances l’Adresse. Tous les six mois – comme au théâtre ou au musée – une nouvelle programmation, à savoir un nouveau cuisinier, second d’un grand chef arrive dans les cuisines. « Tous les chefs qu’on a accueillis, peutêtre même sans le savoir, sont des cuisiniers engagés parce qu’ils défendent tous évidemment des produits de saison et cultivent le bon et le mieux fait possible. Ils ne font pas voyager des fraises juste parce qu’ils en ont envie ». A la question de savoir si manger « bon et propre » n’est pas réservé à des bourses bien garnies, Sophie Cornibert tempère : « C’est faux de se dire que parce qu’on mange pour 3 euros 50 au resto universitaire ou à la cantine, on doit manger des trucs dégueulasses. Chez moi, en tant que consommatrice et être humain qui a besoin de se nourrir tous les jours, tu peux totalement te nourrir pour pas cher. Ce ne sont pas les légumes qui coûtent le plus cher, mais les produits transformés. Tu peux faire un plat de sardines ou de maquereau et très bien manger ». A Quimper, le chef Xavier Hamon, à la tête de l’Alliance Slow Food des chefs, pointe, lui, une fracture culturelle. « Les politiques d’incitation alimentaire ont échoué. La bonne bouffe propre et juste a une connotation élitiste. Une frange de la population ne se sent pas légitime. Ils pensent que ce n’est pas pour eux ». Et de rappeler qu’une étude du Credoc explique que ce sont les populations les plus défavorisées qui ont le plus recours à la grande surface, aux plats préparés et la nourriture industrielle. « A l’Alliance, on essaie de réfléchir à comment sortir de cette impasse-là ».
Pour une agriculture vivante
Pour Arnaud Daguin, chef étoilé devenu consultant (il murmure à l’oreille de grands groupes pour qu’ils pensent enfin durable et juste) et l’un des « tenanciers » de la boutique-restau GAG (comme Gras Alcool Gluten), le « bon, propre et juste » ne se joue pas que dans les cuisines, mais d’abord dans les champs. « La base, c’est le sol », rappelle-t-il, « il faut tout reprendre du début. C’est avec des sols vivants qu’on fera des produits vivants qui feront des humains vivants ». Par sols vivants, Arnaud Daguin pointe l’action des agriculteurs qui croient en une culture des produits sans labour du sol, dans le respect de l’écosystème du dessous « juste » parce que ce modèle fait aussi « du bien à tout le monde » en les rémunérant de manière juste. Le chef avait d’ailleurs imaginé un outil, « l’Echelle de Riches-Terres » qui permet d’évaluer les produits alimentaires en fonction de leur valeur, au delà de l’argent, et selon les qualités écologiques, nutritives, économiques, sociales, culturelles (dans les territoires) mais aussi de plaisir du goût. « Faire du bien à tout le monde », c’est ainsi que Sophie Cornibert explique, elle, l’essor de la restauration. « J’ai remarqué que les gens allaient régulièrement au restaurant mais comme une fête, une soirée à part entière. C’est récent d’avoir cette envie d’aller au restaurant pour bien manger ». Pour elle, c’est parce qu’on aspire à « vivre un moment à l’unisson et ça, je pense que c’est vraiment une réaction à ce qui s’est passé, à la crise, aux différents évènements qui nous ont tous traumatisés ». La cuisine, c’est encore un moyen accessible de se retrouver, conclut-elle. Au fond, c’est peut-être ça aussi l’engagement, l’engagement dans l’instant présent. Et ça passe plus que jamais par la cuisine.
Extrait du numéro 2 de Crowd, média économiquement engagé